A propos de l'ingénierie sociale
En un mot, l’ingénierie sociale, le social engineering, consiste à considérer le fait social comme un objet. Normalement, le fait social est considéré comme subjectif. Un groupe social est constitué par des sujets individuels, qui, ensemble se mettent à constituer un sujet collectif. Ça, c’est l’approche classique, qui induit un rapport d’interlocution, puisqu’on est dans des rapports intersubjectifs, de sujets à sujets. Ces rapports d’interlocution sont médiatisés par le langage (du moins par un code) et peuvent être pacifiques, belliqueux, neutres, ou de toute autre nature. Dans tous les cas, on s’adresse la parole, oralement ou par écrit, voire on s’apostrophe, on s’engueule ou on se menace, mais on reste des « sujets parlants », comme dit la psychanalyse. En un mot, je produis des signes et j’attends qu’on me réponde.
À l’opposé, dans une approche d’ingénierie, la sphère du sujet parlant est littéralement zappée. Tout est dé-subjectivé. Ici, on ne se parle plus. Autrui n’est donc plus l’adresse d’une interlocution mais l’objet d’une gestion, d’un contrôle, d’un management. Les idées, les émotions, les vécus, tout est objectivé. Autrui, mais aussi soi-même, peuvent alors être décrits comme des objets « en chantier », c’est-à-dire à reconfigurer, à reformater, à réinitialiser, un peu comme en informatique, en génétique ou dans le BTP, d’où l’appellation d’ingénierie, qui n’est même pas métaphorique. Il s’agit bel et bien de « faire des travaux » sur la subjectivité, de recombiner les parties, etc. Cette mécanisation de l’humain vient directement de l’approche cybernétique. Quelque part, c’est le mépris maximum pour le vivant. En même temps, c’est le type de relation à autrui que l’Occident libéral-libertaire essaie de normaliser sous le concept de « mondialisation » : relation instrumentale, de soi à soi, ou de soi à autrui.
A propos de la politique :
Du point de vue de la morale, la politique s’adresse à des sujets que l’on cherche à convaincre en s’adressant à leur raison. Mais du point de vue de la Realpolitik, c’est plutôt la manipulation qui l’emporte, et depuis longtemps effectivement. Ensuite, on peut manipuler un corps social de deux façons : une façon « conservatrice », à la Platon ou à la Machiavel, et une façon « progressiste », à la Joseph Goebbels ou à la Bernard-Henri Lévy. Autrement dit, il y a deux manières de faire du contrôle social : par la construction d’un ordre conservateur simple, ou par la construction d’un ordre à partir du chaos. L’ordre conservateur construit et impose un ordre unique, le même pour tout le monde, auquel on peut s’opposer de l’extérieur.
En revanche, l’ordre à partir du chaos, l’ordre progressiste, détruit pour construire, il impose son ordre en semant le désordre au préalable. C’est la différence entre contrôle social simple et ingénierie sociale : la même chose pour tout le monde, ou alors deux poids et deux mesures. En effet, dans un cadre d’ingénierie, je ne dois pas être moi-même affecté par la déstabilisation que je provoque, au risque de ne plus pouvoir la provoquer. Je dois donc réussir à me dissocier, à me désolidariser, à me distancier de l’objet social que je déstabilise. L’opération de calcul de ce découplage a pour nom « shock testing », test de choc. C’est le complément organique de la stratégie du choc du capitalisme, dont la méthodologie doit veiller à faire en sorte que les chocs provoqués n’affectent pas en retour ceux qui les provoquent. Luis de Miranda, dans L’art d’être libre au temps des automates, évoque ce sujet assez confidentiel. Je vais tenter d’en résumer les grandes lignes.
Quand l’ordre s’impose à tout le monde et se répète à l’identique au fil du temps, c’est le signe que l’on se trouve dans un système de société traditionnel, conservateur. Mais quand mon ordre et ma puissance s’appuient nécessairement sur la déstabilisation d’autrui, c’est le signe qu’on est entré dans le mode de fonctionnement du capitalisme, où les riches ne peuvent s’enrichir qu’en appauvrissant les pauvres et en semant le chaos dans leur mode de vie. Pour faire mieux accepter le chaos et la déstabilisation aux populations, on a appelé ça du « progressisme ».
Ce travail perpétuel de désolidarisation intentionnelle de l’oligarchie vis-à-vis du peuple, Bourdieu l’a appelée « la distinction ». Son analyse est poursuivie par les Pinçon-Charlot. De nos jours, cette distinction passe par la création d’espaces de vie physiquement dissociés, en édifiant des apartheids de toutes sortes, mentaux ou physiques, comme le mur que les Israéliens dressent en Palestine, ou les gated communities, ghettos de riches protégés par des milices privées et qui fleurissent dans de nombreux pays.
L’étude de ces procédures d’ingénierie sociale permet de comprendre pourquoi il n’y aura pas d’effondrement économique global à la « Mad Max », c’est-à-dire hors de contrôle et qui impacterait toutes les classes sociales, pas plus en France qu’en Suisse, d’ailleurs. Pour en rester à ces deux pays, la France permet d’envahir militairement d’autres pays (Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye) et la Suisse est une place forte de la finance cosmopolite en Europe. Le tourisme de luxe est également très développé dans ces deux pays. Pourquoi voulez-vous que l’oligarchie se mette à casser ses jouets ? Les pays sont des outils, des instruments, et les diverses crises actuelles sont toutes provoquées et sous contrôle.
Un effondrement global impacterait aussi la qualité de vie de trop nombreux riches, et ce n’est pas le but de la manœuvre. Les dominants du système ne détruiront le système que dans la mesure où ils ne seront pas touchés en retour. Ils ne sont pas masochistes et ne vont pas se mettre à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Ce qu’ils veulent, c’est purger le système de leurs adversaires mais sans être affectés eux-mêmes, donc sans détruire intégralement le système.
Pour éviter d’en arriver là, le processus de découplage des classes sociales piloté par l’oligarchie doit se faire sans heurt et sans risque pour elle. Cette atténuation des conséquences se modélise précisément en termes de shock testing par l’application du calcul balistique aux circuits socioéconomiques afin de répondre à la question : comment minimiser le choc en retour dans une partie du système qui inflige un impact à une autre partie du système ?
La cybernétique a été inventée entre autres pour calculer et minimiser le choc en retour et l’effet de recul subis par un véhicule ou un canon au moment d’un tir de missile. Les résultats des tirs de projectiles ont été ensuite transposés dans une sorte de balistique sociale, inscrite dans un vrai programme de calcul des impacts. En effet, à tout choc infligé, il y a un choc en retour, c’est une loi universelle. Quand on inflige un coup à autrui, il y a toujours le contrecoup. En termes balistiques : l’effet de recul.
L’oligarchie essaie toujours de s’affranchir des limites et des conditionnements universels, ce qui l’a conduite à se poser la question : comment frapper autrui sans se faire mal soi-même ? Comment détruire l’ennemi sans conséquences pour soi ? Comment réduire le choc en retour quand je provoque une crise ? Comment faire pour qu’il n’y ait aucun coût à infliger des coups ? En termes hindouistes, comment supprimer tout karma ? En termes monothéistes, comment abolir toute culpabilité ? En termes orwelliens, comment s’extraire de la décence commune ? En termes psychanalytiques, comment abolir tout surmoi, toute vergogne, toute empathie, tout scrupule, et devenir un parfait sociopathe pervers ? En clair : comment les riches vont-ils s’y prendre pour éliminer physiquement les pauvres sans que cela ne provoque trop de remous, révoltes, révolutions, insurrections, donc une instabilité trop forte du système global dans lequel ils vivent aussi ? Pour l’oligarchie, la mixité sociale reste l’ennemi numéro 1.
Afin de réduire ces effets de choc en retour, il faut donc déjà dissocier physiquement les circuits des flux de valeurs économiques et symboliques, les infrastructures matérielles (eau, gaz, électricité, transports, alimentation, éducation, etc.), ainsi que les populations elles-mêmes en les faisant vivre dans des espaces différenciés, avec des quartiers de riches et des quartiers de pauvres. Cette désolidarisation existe déjà, mais pas encore suffisamment. Les riches et les pauvres vivent encore de manière trop entrelacée et imbriquée, trop solidaire, d’où l’attaque massive de tout ce qui est facteur d’égalité, services publics, États-nations, afin de tout privatiser et de morceler la société en fonction du capital de chacun.
A propos des méthodes :
Pour que nous percevions un monde qui fasse sens, quel que soit son contenu, il faut percevoir une structure d’opposition entre au moins deux choses : intérieur/extérieur, yin/yang, papa/maman, jour/nuit, Bien/Mal, ami/ennemi, etc. L’astuce du management des perceptions consiste à produire, non pas un discours auquel on peut s’opposer, mais d’emblée les deux discours situés aux deux pôles de la dualité, afin de mettre en scène une pseudo opposition complète, un faux débat, ce qui permet de prendre le contrôle complet du monde de quelqu’un. À ce stade, on est déjà au-delà de la simple description scientifique des réactions et des comportements, on passe à leur conditionnement.
Le socle théorique de l’ingénierie sociale est fourni par les sciences humaines et sociales, et plus particulièrement les approches comportementales ou inspirées des sciences naturelles. La grosse différence avec ces sciences vient de ce que l’on ne se contente pas de décrire les choses, on intervient dessus, on les modifie. C’est ce que l’on appelle aussi une « logique proactive ». Afin d’anticiper sur les comportements populaires et de les garder sous contrôle, il faut aller plus loin que la simple observation et le recueil d’informations, en un mot le renseignement ; il faut aller jusqu’à provoquer ces comportements, y compris les comportements d’opposition, critiques et contradictoires. Cette démarche proactive est celle de la communauté du Renseignement, en particulier depuis les années 1950 et le programme Cointelpro (Counter Intelligence Program), élaboré aux États-Unis dans le cadre du maccartisme et de la chasse aux sorcières anti-communiste. Les services secrets américains (FBI, CIA) ont ainsi consciemment créé pour la jeunesse une contre-culture beatnick et hippie totalement inoffensive, à base d’expressionisme abstrait (Pollock, De Kooning), de « bougisme » (Kerouac), d’art pop psychédélique et de produits stupéfiants incapacitants, comme un circuit de dérivation hors de l’institution du potentiel de subversion autrement plus dangereux que représentait le communisme orthodoxe, qui était situé, lui, au cœur de l’institution.
La même méthodologie est employée de nos jours, avec les Indignés, par exemple. Il y a évidemment des gens sincères dans ce mouvement, mais ils se font manipuler. Le Système cherche à éliminer toute incertitude, toute critique ; pour ce faire, il crée lui-même une pseudo incertitude et une pseudo critique, lesquelles seront surmédiatisées afin de monopoliser l’attention et d’attirer les énergies potentiellement critiques dans une visibilité hors système qui les neutralise. En termes hégéliens, la thèse produit elle-même son antithèse ; de la sorte, la thèse est sûre de garder le contrôle de sa propre contradiction antithétique ; elle est donc sûre de ne jamais être contredite fondamentalement, seulement à la marge, et de garder le contrôle tout court.
Depuis la nuit des temps, la guerre cognitive menée par le Pouvoir contre le peuple consiste toujours : 1) à essentialiser les petites différences identitaires pour les dresser les unes contre les autres, 2) à coloniser son « temps de cerveau disponible » avec du bruit informationnel et des questions anecdotiques ou secondaires comme leurres de diversion à ce qui est important. La question des identités est au cœur du lien social, évidemment, comme le montrent les sciences humaines, mais ces identités ne définissent votre destin que dans les systèmes pré-capitalistes ; quand c’est votre compte en banque qui définit vos conditions de vie réelles, donc tout ce qui vous arrivera dans la vie, il est illégitime d’en parler autant.
Eviter les pièges du contrôle :
La seule solution consiste à s’extraire totalement du système thèse/antithèse. N’être la contradiction de rien. N’être l’antithèse de rien. Comment ? Ne pas se situer dans des rapports « pour ou contre ». Pour cela, il faut apprendre à méta-communiquer : quand je suis face à un débat, « pour » ou « contre » quelque chose, ne pas prendre parti mais monter à l’échelle logique supérieure pour découvrir le tronc commun des thèses contradictoires en présence.
Cette procédure de méta-communication permanente sur les idées doit en outre être confrontée à des faits. La base à laquelle nous revenons toujours doit être neutre sur le plan des idées : sortir du jeu des contradictions et des antithèses pour penser les choses uniquement au regard des faits concrets. Les faits, rien que les faits, tous les faits. Ça, c’est totalement irrécupérable. La subversion maximum, à jamais irrécupérable, c’est juste la bonne vieille méthode scientifique expérimentale : des raisonnements logiques appuyés sur des faits concrets.
A propos du nouveau langage :
Pour le Pouvoir, la manipulation du langage en général est essentielle car c’est de cette façon-là qu’il construit une réalité. Je disais au début de l’interview que dans un cadre d’ingénierie, on ne se parle plus. Pour être plus précis, on peut continuer de se parler « en apparence », mais c’est du pseudo langage, de la langue de bois ou de coton, du langage qui n’est plus indexé sur le Réel. Les grands totalitarismes du 20ème siècle ont fait avancer l’art de la déréalisation au moyen du langage jusqu’à une extrême sophistication. Orwell a tout dit avec son concept de Novlangue, mais on le complétera judicieusement par les ouvrages de Victor Klemperer, Éric Hazan et Christian Salmon.
Géopolitique :
Du point de vue de l’oligarchie occidentale, dont Obama et ses conseillers sont des représentants, un monde multipolaire, un monde multiculturel, est intolérable car il n’est pas totalement sous contrôle, sous son contrôle. Un monde multipolaire rappelle à l’oligarchie le monde réel en la rappelant à certaines limites, aux frontières, à la contradiction, au fait qu’elle ne domine pas le monde entièrement. Pour l’oligarchie capitaliste, le monde doit être Un et sans frontières. Telle est sa vision de la géopolitique. Pour y parvenir, elle s’emploie donc à détruire le monde tel qu’il est pour le remplacer par le monde tel qu’elle voudrait qu’il soit.
Ce qui marche pour le pouvoir fonctionne également pour le danger. La capacité à « faire croire » (au pouvoir ou au danger) est fondamentale puisque la représentation du danger provoque à peu près les mêmes effets anxiogènes que le danger réel. D’où le fait que l’anti-terrorisme, dont le Patriot act, la NDAA ou nos lois scélérates en France sont des avatars, n’ait pas besoin de vrais terroristes. D’où le fait qu’il s’en passe effectivement !
Les révolutions :
Il faut partir d’un principe. C’est un raisonnement déductif mais appuyé sur des observations empiriques : toutes les révolutions authentiques, venant vraiment du peuple, ont échoué ; toutes les révolutions qui ont marché étaient des « révolutions colorées » menées par des « minorités actives ». Ce fut le cas de la Révolution américaine, de la nôtre en 1789, puis 1917 en Russie. Cela commence à se savoir également pour Mai 68 (cf. Alain Peyrefitte ; Roger Frey ; L’Express n°2437), dont le but était d’ouvrir la France aux réseaux américano-israéliens. Ces minorités actives, composées de lobbies et de groupes d’influence divers, surfent sur la colère du peuple, colère parfois justifiée mais aussi parfois complètement fabriquée, ou amplifiée. « Agiter le peuple avant de s’en servir », comme disait Talleyrand. Ensuite, usant des médias comme de caisses de résonnance, ces minorités actives filment en gros plan une zone circonscrite où les gens s’agitent effectivement, comme la place Tahrir au Caire, pendant que le reste de la ville et du pays fait la sieste, ainsi que me l’a rapporté un contact en Égypte.
Balayons devant notre porte et ne cessons jamais de rappeler la triste réalité de l’Occident atlantiste : dictature des banques, démocratie virtuelle, référendums annulés et scrutins trafiqués par diverses méthodes, fiction totale de la « menace terroriste » ici, mais soutien au terrorisme ailleurs, kidnappings de milliers d’innocents dans des prisons plus ou moins secrètes où on les torture en douce, épidémies de dépressions, de cancers, de divorces et d’enfants obèses ou hyperactifs, etc. Le multiculturalisme, qui permet de comparer les codes culturels, donc de les critiquer, est l’ennemi frontal de l’oligarchie occidentale car il ouvre sur autre chose que son modèle unique de société ; raison pour laquelle cette oligarchie essaie de remplacer le multiculturalisme et la pluralité des nations souveraines par un seul monde sans frontières où règnerait la monoculture occidentale libérale-libertaire. Abolir les éléments de comparaison.